Le Menteur - Acte II - Scène 5

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GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

Géronte

Dorante, arrêtons-nous, le trop de promenade
Me mettrait hors d’haleine, et me ferait malade.
Que l’ordre est rare et beau de ces grands bâtiments !

Dorante

Paris semble à mes yeux un pays de romans,
J’y croyais ce matin voir une île enchantée,
Je la laissai déserte, et la trouve habitée,
Quelque Amphion nouveau sans l’aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons.

Géronte

Paris voit tous les jours de ces métamorphoses,
Dedans le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
A ce que tu verras vers le Palais-Royal.
Toute une ville entière avec pompe bâtie
Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux, ou des rois.
Mais changeons de discours. Tu sais combien je t’aime ?

Dorante

Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.

Géronte

Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où la chaleur de l'âge, et l'honneur te convie,
D'exposer à tous coups et ton sang, et ta vie,
Avant qu’aucun malheur te puisse être advenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.

Dorante, à part.

Oh ! ma chère Lucrèce !

Géronte

Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, et riche.

Dorante

Ah ! pour la bien choisir,
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.

Géronte

Je la connais assez, Clarice est belle, et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge,
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l’affaire est conclue.

Dorante

Ah ! monsieur, je frémis.
D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse !

Géronte

Fais ce que je t’ordonne.

Dorante

Il faut jouer d’adresse.
Quoi, monsieur, à présent qu’il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras…

Géronte

Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,
Je veux dans ma maison avoir qui m’en console,
Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang,
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang,
En un mot, je le veux.

Dorante

Vous êtes inflexible !

Géronte

Fais ce que je te dis.

Dorante

Mais s’il est impossible ?

Géronte

Impossible ! et comment ?

Dorante

Souffrez qu’aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.
Je suis…

Géronte

Quoi ?

Dorante

Dans Poitiers…

Géronte

Parle donc, et te lève.

Dorante

Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève.

Géronte

Sans mon consentement !

Dorante

On m’a violenté :
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l’hyménée
Par la fatalité la plus inopinée…
Ah ! si vous le saviez !

Géronte

Dis, ne me cache rien.

Dorante

Elle est de fort bon lieu, mon père, et pour son bien,
S’il n’est du tout si grand que votre humeur souhaite…

Géronte

Sachons, à cela près, puisque c’est chose faite.
Elle se nomme ?

Dorante

Orphise, et son père Armédon.

Géronte

Je n’ai jamais ouï ni l’un ni l’autre nom.
Mais poursuis.

Dorante

Je la vis presque à mon arrivée,
Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée.
Tant elle avait d’appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur !
Je cherchai donc chez elle à faire connaissance,
Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte à cet objet charmant,
Que j’en fus en six mois autant aimé qu’amant.
J’en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes,
Et j’étendis si loin mes petites conquêtes,
Qu’en son quartier souvent je me coulais sans bruit
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre,
(Ce fut, s’il m’en souvient, le second de septembre,
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir même son père en ville avait soupé ;
Il monte à son retour, il frappe à la porte : elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d’abord (qu’elle eut d’esprit et d’art !)
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
Et Dérobant ainsi son désordre à sa vue,
Il se sied, il lui dit qu’il veut la voir pourvue,
Lui propose un parti qu’on lui venait d’offrir,
Jugez combien mon cœur avait lors à souffrir.
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
Que sans m’inquiéter elle plut à son père.
Ce discours ennuyeux enfin se termina,
Le bonhomme partait quand ma montre sonna,
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée,
Depuis quand cette montre ? et qui vous l’a donnée ?
Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N’ayant point d’horlogers au lieu de sa demeure,
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure.
— Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin."
Alors pour me la prendre elle vient en mon coin,
Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,
Fait marcher le déclin, le feu prend, le coup part ;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
Elle tombe par terre, et moi, je la crus morte,
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte,
Il appelle au secours, il crie à l’assassin,
Son fils et deux valets me coupent le chemin : 
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisais passage,
Quand un autre malheur de nouveau me perdit,
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé je recule, et rentre, alors Orphise
De sa frayeur première aucunement remise
Sait prendre un temps si juste en son reste d’effroi
Qu’elle pousse la porte, et s’enferme avec moi.
Soudain, nous entassons pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu
Pensons faire beaucoup de différer un peu.
Comme à ce boulevard l’un et l’autre travaille,
D’une chambre voisine on perce la muraille :
Alors nous voyant pris, il fallut composer.

Ici Clarice les voit de sa fenêtre ;
et Lucrèce avec Isabelle les voit aussi de la sienne.

Géronte

C’est-à-dire en français qu’il fallut l’épouser ?

Dorante

Les siens m’avaient trouvé de nuit seul avec elle,
Ils étaient les plus forts, elle me semblait belle,
Le scandale était grand, son honneur se perdait,
À ne le faire pas ma tête en répondait,
Ses grands efforts pour moi, son péril et ses larmes,
À mon cœur amoureux étaient de nouveaux charmes ;
Donc, pour sauver ma vie avecque son honneur,
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d’un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre auroit fait en ma place.
Choisissez maintenant de me voir, ou mourir,
Ou posséder un bien qu’on ne peut trop chérir.

Géronte

Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,
Et trouve en ton malheur de telles circonstances,
Que mon amour t’excuse ; et mon esprit touché
Te blâme seulement de l’avoir trop caché.

Dorante

Le peu de bien qu’elle a me faisait vous le taire.

Géronte

Je prends peu garde au bien, afin d’être bon père.
Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,
Tu l’aimes, elle t’aime, il me suffit. Adieu. :
Je vais me dégager du père de Clarice.

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